L'Homme-Machine selon Kraftwerk
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Sommaire
Que se passe-t-il dans la musique électronique en 1978 ? Deux ans après Oxygène, Jean-Michel Jarre publie Equinoxe. Dans un style beaucoup plus industriel, The Normal chante “Warm Leatherette”. Giorgio Moroder compose la bande originale du film Midnight Express, avec en particulier le morceau “Chase”.
Quant à Kraftwerk, ils sortent l’album The Man-Machine, qui précède de trois ans Computer World 1 dont nous avions parlé au mois de mai. Je vous emmène donc cette fois à la frontière, perméable comme toutes les frontières, entre l’homme et la machine. Même dans le titre allemand, Die Mensch-Maschine, le tiret est là pour à la fois unir et séparer les deux mots, alors que les mots composés dans cette langue sont généralement formés en collant les mots.
La pochette
Le graphisme de la pochette est inspiré de l’œuvre de l’artiste russe El Lissitzky (1890-1941) 2, qui fait partie du suprématisme 3, mouvement créé par Malevitch. Le titre de l’album apparaît en quatre langues : anglais, russe, allemand, français. Les couleurs dominantes sont le rouge, le noir et le blanc. La version allemande est pressée sur vinyle rouge.
On notera sur l’arrière de la pochette des paroles en russe, я твой слуга я твой работник (c’est quand même bien l’Unicode…), issues du titre d’ouverture, dont nous reparlerons plus bas.
Les pistes de l’album
L’album est enregistré dans le studio privé de Kraftwerk, nommé Kling-Klang, à Düsseldorf 4. Il sort en deux langues: allemand et anglais 5. Vous pourrez trouver les paroles sur GENIUS (avec parfois des explications quand les paroles sont surlignées) :
- https://genius.com/albums/Kraftwerk/The-man-machine
- https://genius.com/albums/Kraftwerk/Die-menschmaschine
Pour la suite de cet article, rendez-vous sur la chaîne YouTube officielle du groupe :
https://www.youtube.com/channel/UCkVewSfjK_M059iV88kYgiw1. The Robots / Die Roboter
L’album s’ouvre sur l’un des titres les plus connus de l’album. Au-dessus d’une ligne de basse jouée par le séquenceur, de petites mélodies jouées staccato. Les Kraftwerk sont maîtres dans l’art de la mélodie courte, simple et inoubliable.
La voix de Ralf Hütter modifiée par vocodeur proclame froidement :
We're charging our battery And now we're full of energy
Voilà qui ne nous dépayse pas de 2020…
Puis le refrain :
We are the robots (en allemand : Wir sind die Roboter) We're functioning automatic And we are dancing mechanic
Puis un pont avec quelques paroles en russe :
Я твой слуга (Ja tvoi sluga) Я твой работник (Ja tvoi rabotnik)
Je suis ton serviteur, je suis ton ouvrier (rabotnik). Le mot robot provient d’une pièce de théâtre tchèque de 1920 : R. U. R. (Rossum’s Universal Robots) 6. En slave ancien, rob c’est l’esclave.
Alors les robots proclament :
We are programmed just to do Anything you want us to
Voilà qui évoque les paroles d’Ada Lovelace en 1853 : « La Machine Analytique n’a pas l’intention de créer quelque chose par elle-même. Elle peut exécuter tout ce que nous serons capables de lui ordonner d’exécuter. » Ou Alan Turing : « Les ordinateurs sont conçus pour remplir n’importe quelle tâche qu’un opérateur humain discipliné, mais dépourvu d’intelligence, pourrait accomplir. »
Enfin, il serait dommage de ne pas regarder le superbe clip vidéo de ce morceau (version allemande). Froideur robotique garantie :
Les Kraftwerk iront même jusqu’à se faire remplacer sur scène par leurs mannequins articulés.
2. Spacelab
On part dans l’espace. Le film 2001, l’Odyssée de l’espace est sorti dix ans auparavant. Les années 70, c’est l’ère des premières stations spatiales : Saliout chez les Russes, Skylab chez les Américains. Les Européens commencent la construction du Spacelab en 1974, laboratoire sous forme de module à placer dans la soute de la future navette spatiale.
Au-dessus de la ligne de basse du séquenceur, des mélodies plus lentes de style classique. La voix vocodée répète simplement :
Spacelab
On peut penser aux robots humanoïdes testés depuis dix ans dans la station spatiale internationale pour aider les humains. Le dernier en date, robot Russe, s’appelle Fedor 7. Mais l’homme est-il fait pour vivre dans l’espace ? Ou vaut-il mieux y envoyer des machines ? La sonde Voyager 1 continue à nous envoyer ses données, à 22 milliards de km. Depuis la dernière mission lunaire en décembre 1972, l’homme est resté bloqué en orbite basse : même à son apogée, la station spatiale internationale n’est qu’à 420 km d’altitude, soit environ 6,7 % du rayon de la Terre…
3. Metropolis
Metropolis 8, c’est bien sûr le film de Fritz Lang sorti en 1927. Dans cette ville, il y a les hommes d’en haut et ceux d’en bas, asservis à la machine. Parmi les personnages principaux, il y a Rotwang, le savant fou, qui a une prothèse mécanique à la place de la main droite, et donne vie à son robot en y transférant l’énergie vitale de Maria, qui dirige la rébellion des ouvriers. Dans les sous-titre anglais du film, Rotwang désigne son robot par le terme Machine-Man…
Dans ce morceau, la voix n’est cette fois-ci pas vocodée et chante simplement :
Metropolis
Parmi les petites mélodies kraftwerkiennes, il me semble vraiment reconnaître celle du générique de fin de Blade Runner (1982) 9, film justement influencé par Metropolis. C’est Vangelis qui signe la bande originale du film de Ridley Scott, adaptation libre du roman Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? de Philip K. Dick (1966).
4. The Model / Das Modell
C’est le morceau le plus pop de l’album, et avec les paroles les plus développées. Le thème de la chanson, l’histoire d’un top model qui fait carrière, peut sembler à première vue à part dans l’album. Mais on est ici dans une certaine forme de déshumanisation, de réduction d’un être humain à une image:
For every camera, she gives the best she can I saw her on the cover of a magazine
En français, top model nous amène au mot mannequin. Les Mannequins (Showroom Dummies, Schaufensterpuppen), c’est justement un des titres de l’album précédent, Trans Europe Express (1977), et qui lui aussi semble un peu hors du thème principal. Il s’agit de mannequins dans une vitrine, mais qui prennent vie, brisent la vitre et finissent même dans un club pour danser 10. Comme si Les Mannequins annonçaient l’album The Man-Machine et ses robots qui proclament « we are dancing mechanic. »
5. Neon lights / Neon Licht
Bien qu’inventés en 1910 par le patron d’Air Liquide, dans les années 70 les néons sont encore un symbole de modernité. C’est qu’il faudra attendre l’invention de la diode électroluminescente bleue dans les années 90 pour que l’on commence à envisager que les LED puissent servir à éclairer.
Les paroles parlent des lumières de la ville à la tombée de la nuit :
Neon lights Shimmering neon lights And at the fall of night This city's made of light
Difficile de ne pas penser à la ville du futur Blade Runner.
6. The Man-Machine / Die Mensch-Maschine
Nous y voilà. Julien Offray de La Mettrie publie L’Homme Machine 11, sans tiret, en 1748. Il va bien au-delà du concept d’animal-machine de Descartes et conclut « hardiment que l’Homme est une Machine ; et qu’il n’y a dans tout l’Univers qu’une seule substance diversement modifiée. »
Man Machine Pseudo-human being Man Machine Superhuman being The man machine, machine Machine, machine, machine ...
Pseudo-humain comme les androïdes ? Surhomme comme l’homme-augmenté (h+) des transhumanistes 12 ? En tout cas, l’album se conclut par la répétition ad libitum du mot machine.
J’espère que ce voyage entre déshumanisation de l’humain et humanisation de la machine vous aura plu.
Références
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https://linuxfr.org/users/vmagnin/journaux/en-mai-1981-kraftwerk-sort-computer-world
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https://www.discogs.com/fr/Kraftwerk-Die-MenschMaschine/release/116080
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https://www.cieletespace.fr/actualites/les-robots-debarquent-dans-la-station-spatiale-internationale
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